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vendredi 15 juin 2012

an immunology of dying ?


Notes autour de
Rituals of Dying, Burrows of Anxiety in Freud, Proust, and Kafka:
 Prolegomena to a Critical Immunology
J. Türk
The Germanic Review
2007 pp 141-156



Burrow, ce terrier du social, burrial, enterrement, et burning, crémation: l'Occident, face à la mort, son étrange, son impératif et son anxiété, sépare d'autant plus les mondes des morts et des vivants, enterre, sépulture, et in-humus fera inhumain...; en Orient, mourir c'est aussi marquer, dying comme dye, celui qui part dans sa gloire, ce yasa ou "brillance des mourants", marque la société; et par ce reste commun, cette essence,  le mort est à nouveau circulé dans le flux du monde. Freud voulut même, par l'analyse, libérer encore plus l'ego de sa généalogies d'ancêtres, de tous ses morts même par anticipation, et immerger le sujet, "autonome", dans une culture; l'Asie du quotidien participe du bain de tous au cycle constant de la vie et de la mort. Sans doute Proust et Kafka relèvent-ils plus de ce champ oriental. L'Occident se forge des systèmes de surveillance des limes, l'Orient circule à tout le corps sans organes, mais peut-être parle-t-on bien pourtant de la même chose: "the immune system is our mobile brain", découvrit la faculté il y a quelques décennies. A l'instar d'un réductionnisme cognitiviste, peut-on penser dès lors une immunologie psychique de la résilience ? Peut-on s'immuniser de façon préventive au traumatisme de la mort ?

L'immunologie est-elle une propriété intrinsèque de tout système complexe, sujet, psyché, littérature, ou du ressort du seul vivant ? La mort est bien la seule définition qui tienne du bios, exposition constitutive à la négativité, à l'entropie. L'immunité n'est propriété vitale que de part la limite que le vivant s'auto-administrerait, et  il n'existe pas d'immunologie de la frontière organique/inorganique: l'antigène, cet environnement mobile et circulant, est en lui-même négation d'une telle frontière. De quel type de mémoire l'immunologie des systèmes complexes nous parlerait-elle ? De quel exil nos défenses immunitaires psychique se réclameraient-elles ? La mort est-elle par elle-même processus, ou notre simple incapacité à fonctionner au sein d'inter-règnes, et peut-on compter sur des anticorps pour assurer la permanence d'une forme que l'on ne pourrait s'avouer contingente sans s'exposer à l'angoisse de l'effondrement non annonçable ? L'immunité psychique aurait-elle pour finalité de limiter l'invasion du sujet par un excès de "souvenirs" qui le confronterait au chaos d'un réel par trop soudain - définition du traumatisme - ou bien d'assurer la survie d'épisodes sélectifs, avant même la perte de toute représentation possible - une définition de la mort - ?  Y-a-t-il une perte de mémoire possible en prévention du traumatisme, comme en prévention de l'angoisse de la mort ? L'écriture de l'histoire, l'écriture du sujet sont corollaires d'une perte de répertoire immunitaire, et peut-on restaurer cette part du répertoire dont l'élimination fut condition de notre existence ?

Il faut poser les deux systèmes de défense immunitaires, celui de l'immunité dite naturelle d'une part, conditionnée par le génome de l'espèce, dont la finalité est le maintien d'une forme, d'une limite justement au sein de l'inter-règne, et qui est de nature non spécifique, et le système immunitaire dit spécifique d'autre part, épigénétique, réponse adaptative aux aléas de l'environnement du sujet. Or le trauma relève de l'agression non-spécifique, de la violence pure, hors l'aura de l'affect singulier, qui lui signe les agressions partielles, surmontables, mémorisables. L'impératif et la violence du trauma ne permettent plus qu'un affect diffus, inexprimable sauf peut-être par l'expression recueillie auprès d'anciens enfants soldats par le psychanalyste R. Marion-Veyron, ce "ça ou la mort"; face à cette invasion par une agressivité qui n'est orientée vers aucune spécificité de notre être-histoire, mais dirigée sur l'ensemble indifférencié de notre tunique vivant/chaos, nos défenses spécifiques ne sont d'aucun recours, tout-au-moins en phase aiguë. La prévention de la nostalgie ou de la douleur de l'exil, quand la coupure géographique relève justement de ce "ça ou la mort", de celui qui est pourchassé par un régime totalitaire, relève également de l'exposition à une telle intensité énergétique que toute défense spécifique semble illusoire. Les abandons tragiques de W. Benjamin, de S. Zweig ou de P. Levi sembleraient ainsi témoigner de l'échec de leurs tentatives d'immunisation par le témoignage ou même par la littérature. Cette fonction immunitaire de la littérature consisterait, pour J. Türk analysant l'oeuvre de W. Benjamin, en l'articulations d'affects nouveaux avec les faits, capables de faire face à un présent agressif; mais ne s'agit-il pas là plutôt d'une forme de conditionnement plutôt que d'une immunisation, et la littérature est-elle bien capable de nous "livrer" de nouveaux sentiments, ou plutôt de nous permettre de "scanner" parmi tous ceux-là qui n'ont pu être encore représentés, associés, mais ont pourtant été expérimentés antérieurement ?

La psychanalyse est-elle apte à prévenir des conflits futurs ? L'anxiété, cette reviviscence de notre dénuement primordial face au monde, peut-elle, réactivée, nous prémunir ? Ici encore, réaction de stress comme réponse inflammatoire relèvent de l'immunité non-spécifique, face à un agresseur générique, et ces cascades automatiques  sont incapables de garder le souvenir du stimulus de la phase aiguë. Ce n'est qu'en face chronique, cicatrisation ou catharsis, chez ces rescapés que nous sommes de l'inondation de violence ou de virulence, que se développeront des mécanismes protecteurs spécifiques mais partiels, qui nous protégeront de futures lésions partielles, mais pas d'un nouvel effondrement total. L'angoisse est d'ailleurs bien pour Freud, selon J. Türk, réactivation des défenses d'un nouveau-né non encore  adaptatif, uniquement protégé encore des antigènes-événements spécifiques par les seules défenses maternelles; l'angoisse n'est pas immunisation "à la carte" mais cri global, sans forme, à jamais sans expérience, transmissible mais dans le seul  temps de l'espèce. L'angoisse est maternelle, maternante, cyclique, la frappe de l'angoisse est sans imagination; et si l'affect anxieux primaire s'engobe de constructions affectives secondaires, son spectre de défense n'en est pas plus orientable vers tel ou tel conflit particulier. Que serait d'ailleurs une anxiété à visée spécifique sinon une phobie ? Et cette voie thérapeutique suggérée d'une anxiété dirigée ne relèverait-elle pas du domaine cognitif et comportemental plutôt que de celui de la psychanalyse ? Car, si le sujet a bien une mémoire, l'être lui ne navigue-t-il pas dans un répertoire psychique continu et complet ?

Une vision par trop immunologique, éducative de la psyché nous ramènerait à un processus de reproduction pure, normatif.  Le moi immunologique s'éduque au contact de l'épithelium thymique, dont les "auto-antigènes" sont conditionnés par la méïose, ce mélange en partie aléatoire et accidentel entre gènes d'origine maternelle et paternelle; il s'ensuit au niveau du thymus, au sein du répertoire dont chacun de nous est doté par le patrimoine de l'espèce, l'élimination des clones lymphocytaires par trop enclins à reconnaître sa part de père et de mère. Reste alors au petit d'homme à faire fonctionner au contact de l'environnement l'image en lui qui relève du fragment de père-mère dont il n'a pas hérité; en quelque sorte le réseau antigène-anticorps caractéristique de chaque individu immunologique est  l'espace intermédiaire laissé ouvert non seulement par les autres de l'espèce mais aussi par une part libre de sa généalogie directe. Ainsi l'éducation immunologique de l'ego est-elle le contrepoint de l'acquisition du langage, dans la mesure où la mère va imposer sa propre découpe du réel par les signifiants à son nouveau-né. Dans l'acquisition du langage, les écarts aux objets, les "gaps" au réel seront constitutifs du filtre culturel maternel; l'environnement immunologique qui pourra nous pénétrer relève lui d'une sélection plus  complexe et plus aléatoire. Notre répertoire immunitaire fonctionnel se libère partiellement de la généalogie, tandis que notre péché originel psychique est celui de la matrice; nos souvenirs immunologiques sont à venir - et prolepses -, nos souvenirs psychiques seront à jamais analeptiques. La mémoire du sujet, comme les dimensions de temps dans lesquelles il navigue, sont des systèmes à facettes. La littérature peut-elle rejointoyer ces deux systèmes égoïques majeurs ?

Le moi est narrativité, et la thérapie du traumatisme visera à restaurer cette structure. La mémoire traumatique, elle, n'est plus capable de ce jeu, mais impose un présent absolu. Répéter le départ de la mère, la séparation absolue de la naissance, en demandant à la douleur de remplacer la souffrance de la séparation, c'est tenter par la douleur un ancrage nouveau en chronos du moi disloqué du traumatisme, c'est une tentative de survie à ce présent absolu. Dans cette itération douloureuse de sauvegarde du moi, la mémoire est peu-à-peu emmagasinée, condensée dans une coque de douleur chronique, qu'il s'agira en thérapeutique de dérouler, dans une véritable excription du corps, pour la traverser  et rétablir une narrativité du moi, analepse, temps de l'événement, prolepse. Mais la mémorisation douloureuse est, bien que porteuse d'une certaine spécifité, d'un autre registre que l'adressage mnésique usuel affect-événement; elle utilise - comme le rêve - le déplacement, la condensation et la synesthésie. Ainsi dérouler l'écheveau du traumatisme ne sera  pas restitution ad integrum du moi antérieur; ce sera ré-ancrage du sujet, certes, mais dans un nouveau fonctionnement du moi, riche de nouvelles associations sensitives en particulier, car la douleur aura fusionné des sensations primaires, et des affects indifférenciés ("pathetic unfolding"). La douleur n'inocule pas mais dédifférencie le pré-existant; sa traversée passera par la navigation commune du patient et du thérapeute  dans cet espace empathique ferenczien, similaire au rasa de la performance théâtrale, dans cette atteinte au toucher primordial tissulaire, celui-là même qui s'est rompu à la naissance pour le petit d'être, forcé dès lors à l'obligation de représentations différenciées et de spécialisations de ses sens.

 
Faire oeuvre d'historien ne signifie pas savoir "comment les choses se sont réellement passées".
 Cela signifie s'emparer d'un souvenir, tel qu'il surgit à l'instant du danger.
Walter Benjamin


Récupération esthétique du passé, épiphanies esthétiques proustiennes, exercices esthétiques pessoens, la réassociation de l'affect à l'objet, qu'il soit distant dans le temps et travaillé au télescope du roman, ou décortiqué dans l'immédiat au microscope du poète, contribuent à la cure du moi traumatisé, et rendu discret. Comme le note Proust, cette expérience de l'esthétique retrouvée relève de "forces anonymes" qui cotoient l'énergie de déliaison en circulation chez le traumatisé, et qui contribuent lors de ces exercices à la remise en forme des affects jusque là libres et agressifs (ces phénomènes de réactivations ou "flash-backs" incontrôlés, qui seront maîtrisés a posteriori par leur mise en représentation progressive). Pour Deleuze, nous dit J. Türk, ce travail de reconnexion aux sensations résume l'apprentissage artistique, renvoyant au lien entre traumatisme, synesthésie et création artistique. Dans les possibilités d'échappement à l'expérience de la violence absolue, secondairement au clivage et son corollaire  de douleur-condensation, fonctionne également cette solution purement esthétique de collecte des affects, et de modelage secondaire du moi. Ces forces anonymes à l'oeuvre sont elles primordiales à la nature, ou plutôt secondaires aux déliaisons successives à la matrice primordiale, placentaire, qui caractérisent la navigation sociale du sujet ? Et s'agit-il bien de forces à l'oeuvre ou plutôt de l'attraction par un manque ? Nous n'abordons la non-sphère du mal que par ce pouvoir grandissant d'attraction du trou noir des dé-liaisons au sein même du sujet, représentant plus que pensant. S'il faut considérer une réelle force positive et anonyme motrice de la recherche esthétique, ne faut-il pas se référer à cette dimension "supralunaire" plotinienne de la pronoïa plutôt que d'ériger en contrefort de l'affect un mal constitutif ? Cette pronoïa qui représente l'état fondamentalement "lié", et qui encore gouverne l'être-sans que nous sommes devenus, redonnant par la littérature et l'art  des formes aux affects. La littérature agissant en médecine émotionnelle, mais conditionnée aux affects vécus, le réel se façonnant par cette mise en forme des affects déjà individuellement expérimentés, plutôt que par  une créativité dirigée et anonyme.

Un postulat central de Freud est qu'on ne peut ressentir l'anxiété dont l'objet est la mort, et que notre anxiété va donc voguer de morts acceptables en morts de substitution. Il n'existe pas d'hypersensibilité à la mort, mais au contraire une anergie - cette non réponse spécifique - le refoulement psychique - qui concerne l'objet "mort". Sans doute aussi le langage, dans ces lacunes imposées par la logique qui nous est transmise dès nos tous premiers instants d'être immature, nous prévient-il de l'usage de tout signifiant par trop associé au concept de mort; le legs maternel ne peut s'encombrer d'un processus anti-matrice reproductive, et c'est bien le surmoi paternel qui nous renverra à la notion d'effondrement. Déplacer l'anxiété peut-il dès lors être considéré comme une tentative immune contre la mort, les clones spécifiques thanato-réactifs étant d'ores-et-déjà neutralisés, ne s'agit-il pas plutôt de réaction croisée en réaction croisée - oscillations métaphoro-métonymiques - de récupérer, de réactiver une approche de la forme de la mort, qui nous a été si précocement barrée par le langage ? Ne s'agit-il pas, comme dans tout conte initiatique, de retrouver les ponts et les sources qui font lien avec un état plein que l'interdit même de la notion de mort baigne de l'oubli ? L'antigène "mort" n'a plus de forme propre puisqu'il est relégué en contrepoint de la notre, or la réponse immune n'est qu'interaction entre formes, et la tentative d'une immunisation en rituel de mort, "expérience analogue pour quelque chose qui a perdu toute analogie", en est vouée à l'échec. Il y a sans doute une dimension d'atteinte à la connaissance du mal dans la stratégie de répétition compulsive du traumatisme que présente J. Türk, mais sans possibilité d'immunisation; seule la lecture du disque dur de douleur, et non une quelconque "self-education", ranimera le moi, par re-liaison. On est bien loin des perspectives cognitives qui ne visent qu'à fixer le sujet traumatisé dans une norme victimaire; chaque mort est la spécificité fondamentale du sujet, et il n'existe pas de rituel de mort.

Kafka dit la possible disparition de la perspective humaine dans ce trauma toujours imminent de la mort, ce passage à une autre forme, une autre espèce. La subjectivité émergerait de la panique; le terrier, lui, rend son habitant moins vigilant, met au repos son système immunitaire, mais l'expose en permanence à des réactions d'hypersensibilité non spécifique,  terreur de l'assaillant qui pourrait trouver la faille, terreur de l'assaillant qui viendra finalement. Nul besoin de s'entraîner en mode libre à la répétition des situations anxiogènes: l'impératif et l'imminent de l'"impossible expérience" prévalent. La répétition anticipe la mort dans un processus ordalique; le terrier feint de l'ignorer. Entre, l'être. L'Asie, elle, explore la mort à l'entrelacement continuel, sans pathos proustien, sans autruchisme kafkaïen, sans pansement culturel freudien; car le reste inhérent à notre mort est en nous et gouverne notre voyage: l'"analepse proleptique " de J. Türk est corporelle, plus que littéraire et symbolique. Une immunologie n'existe que d'un extérieur, et c'est un interne en abyme qui nous gouverne, notre angoisse ne s'appliquant qu'au réseau d'images internes des événements, qui nous constitue. L'immunologie ne s'applique pas au sujet psychique, dont les réseaux de limites relèvent d'une représentation, d'une construction.

La vie est élaboration d'un système immunitaire inefficace, d'un terrier. Dans le trauma, l'énergie douloureuse circulant entre les fragments finalement dissociés du sujet rend le monde à la fois envahissant et disjoint, la subjectivité traumatique est non linéaire, et non accessible au linguistique. L'anxiété et la répétition reposent au coeur de nos capacités linguistiques, ces dernières n'étant que reflet de l'interdit culturel précoce à toute une gamme de facettes de l'objet; nous ne pouvons nous immuniser ensuite que contre les facettes du réel restées apparentes, et d'autres processus sont nécessaires, au delà de la représentation et du cognitif, pour accéder à nouveau aux métamatériaux éclipsés à nos sens. L'élaboration d'un système immunitaire n'est qu'une survivance à l'écart de l'être, et non une exploratoire; une immunologie psychique n'est qu'une "poétique de la frayeur", une anticipation de la maladie contre laquelle on n'aura aucune prise, un refuge dans l'affect pur, sans ressources sémantiques. Par la limite primordiale et transitoire de la naissance et la détermination d'un extérieur immunologique, nous nous condamnons à une lutte contre un environnement qui lui est sans limite; mais pourtant le terrier est en nous comme nous sommes en lui, et aucune circulation ne s'interrompt.

Les limites que nous nous façonnons  portent en elles et oubli du bain du Léthé et quête d'immortalité. La mort est un phénomène subjectivant et non-spécifique, l'essence du traumatisme est sa répétition, la répétition permet l'accès à l'espace empathique "ça ou la mort", mais aucune immunité psychique ne s'exerce à ce niveau global et tissulaire de l'être, cet état du sans inter-règnes où environnement et soi s'interpénètrent. La réponse immunitaire est du domaine de la reconnaissance et de la forme; la mort, elle, de celui du changement de système de formes. Une impossible immunologie, peut-être, nous prépare-t-elle à un futur possible; et s'il faut nous immuniser, c'est bien contre la forme, non contre la mort.


 
Seule la partie de l'âme qui la nuit rêve était vivante en elle
S. Lagerlöf, Le violon du fou